Luane Raijil

« Eh, tu te fiches de moi ? »

Luane tira sèchement sur la manche de la veste qui s’arracha au vêtement dans un sinistre craquement. Elle la jeta sur la malheureuse couturière qui ne savait plus où se mettre, avec un regard dans lequel s’exprimait clairement tout le mépris qu’elle ressentait à son égard.

« Non mais, tu te crois où ? » cracha-t-elle sur un ton dédaigneux. Elle arracha le tissu des mains de la femme et le brandit devant son visage en l’agitant. Les vestiges de la couture pendaient de manière lamentable au bout de l'étoffe. « Une étudiante en BEP serait capable de mieux. Je me demande d’où tu sors, toi. ‘M’est avis que tu ne feras pas long feu… »

La couturière voulut dire quelque chose, mais ne réussit qu'à émettre quelques sanglots étouffés. De grosses larmes se formaient au coin de ses yeux verts. Luane arqua un sourcil tracé au crayon et lança la manche sur le plan de travail, là où gisait la veste mutilée.

« Je… Je suis… » balbutia la couturière.

« Je me fiche de tes excuses. Si tu tiens vraiment à te faire pardonner, reprise-moi ça je t’en prie. » Luane ne se départait jamais de sa politesse, même lorsqu’elle en venait à se montrer absolument abjecte. Les petites stagiaires qui se pointaient à l’atelier de temps à autre faisaient souvent les frais de sa mauvaise humeur presque continuelle. Les autres couturières s’étaient accoutumées à l’infecte robotine au fil du temps, et plus elle acquéraient en expérience, plus les accès de colère se faisaient rare.

Luane leva les yeux au ciel quand elle vit les mains tremblantes de la stagiaires en larmes se remettre à l’ouvrage. Elle prit une chaise pour s’asseoir à ses côtés, et prit le vêtement de ses mains presque doucement.

« C’est pas vrai… » maugréa-t-elle. « Ecoute-moi bien. Si tu te mets à pleurer dès qu’on te passe un savon, tu ne réussiras jamais dans ce milieu. Regarde maintenant. »

La stagiaire hocha son visage inondé de larmes. Nouvelle mine consternée de la part de la blondinette.
« Eh ben, heureusement que t’es pas mannequin. T’aurais mieux fait de rester dans ton bled à repriser les bas de ta grand-mère… Bon, je vais te dire comme on s’y prend. Parce que c’est la première fois que tu te loupes. La prochaine fois je serai intransigeante, c’est compris ? »

Le visage de la jeune fille en pleurs prit une expression où se mêlaient haine et gratitude, le résultat étant relativement cocasse. Mais Luane ne lui accorda même pas un regard, et se mit à relier les deux morceaux de tissus avec une vitesse et une agilité surprenante. En une minute, le travail était fini. La stagiaire ouvrait des yeux ronds comme des assiettes et paraissait sur le point de fondre à nouveau en larmes. Dans la création d’un vêtements, l’ajout des manches était de loin la tâche la plus ardue. La robotine l’avait fait avec une aisance presque nonchalante.

Luane ne prit pas la peine de savoir si oui ou non la stagiaire avait assimilé la leçon, et s’éloigna du plan de travail en allumant une cigarette. Sur son passage, les couturières se taisaient pour reprendre docilement leur travail, certaines se recroquevillaient même sur leur séant. Aucune ne voulait être exposée à une nouvelle tempête de colère. Ce comportement désolait un peu la robotine mais elle s’était de toute manière faite à l’évidence que même si elle l’avait souhaité, elle n’aurait pas réussi à s’attirer la sympathie de qui que ce soit. Qui voudrait une machine pour ami, vraiment ? Même elle trouvait l’idée assez ridicule, alors elle préférait se montrer abjecte plutôt que de courir après des espoirs irréalisables. Et puis elle trouvait toutes les couturières indignes de son intérêt, elles étaient totalement incompétentes, si insignifiantes comparées à elle, à son génie, et à…

« Taisez-vous les filles, voilà Tom. »

Tom. Il était connu pour sa taciturnité, autant que pour ses remarquables talents de créateur. Son beau visage chevalin était rasé de près ; il était beau pour son âge. Ses cheveux presque noirs, clairsemés sur les tempes, donnaient l’impression d’être épais. Il portait une costume bleu marine rayé, probablement conçu de ses propres mains, et avait lui aussi une cigarette à la bouche. Il s’approcha d’un pas vif de Luane sans accorder un regard à ses couturières.

« Bonjour, Tom, » fit Luane d’une voix complètement éteinte dans laquelle perçait une admiration pleine de docilité. Les couturières de l’atelier répugnaient presque à la regarder dans ces moments-là.

« Il me semblait t’avoir dit de pas fumer dans l’atelier ? » dit Tom en ignorant la cigarette que lui-même avait entre les dents.

« Oh, bien sûr. » Elle écrasa son mégot contre l’un des plans de travail.

« Tu sais bien que la fumée est mauvaise pour mes tissus, et pour mes chères couturières, » dit-il avec un sourire sans joie. Il était en colère.

« J’ai oublié, c’est tout ! » fit Luane. La prise de conscience qui pointait, accompagnée de culpabilité. Mais il ne la frapperait pas (en revanche, c’était une autre affaire en ce qui concernait les couturières). Il ne la frappait jamais. Il ne la touchait jamais. Et s’il en avait eu envie, Luane n’aurait pas dit non, mais voilà, on aurait dit qu’il avait peur de la salir. Il lui fit signe de le suivre jusque dans son atelier.

Tom ferma la porte en acajou derrière eux, et alla s’asseoir sur le canapé tapissé de velours cramoisi. Il la regarda, les yeux réduits à une fente, avec un léger sourire aux lèvres. Il lui indiqua le mannequin qui se trouvait dans le coin de la pièce. Il portait une robe en soie doublée de petit gris, avec des garnitures en fourrure argentée, que Luane identifia comme étant celle d’une renard.

« Essaye-moi ça, la môme. Je veux voir si elle a besoin de retouches. »

Luane obtempéra immédiatement, comme toujours. Elle retira tout ce qu’elle portait, à l’exception de ses sous-vêtements, et enfila avec facilité le vêtement. Sa gorge ronde gonflait l’étoffe, et ses hanches fortes exagéraient la finesse de la taille. Sur ses jambes interminables retombaient des tissus fluides dont le grain satiné avait la douceur d’une peau de blonde. Dans ces moments-là, Luane ressemblait plus que jamais à ce qu’elle était censée être : une poupée. Tom éclata d’un rire plein de satisfaction.

« Parfait ! C’est parfait ! Tu es magnifique ma chérie ! Regarde-moi ça ! Je pense que je pourrai la mettre en tête du prochain défilé… »

« T… Tom… » marmonna Luane d’une voix faible.

« Que dis-tu ? » dit-il en relevant la tête, une expression étonnée se peignant sur son visage.

« Je ne pense pas que tu devrais… »

« Pardon ? »

Cette voix. C’est pas bon, Luane, tais-toi. Laisse-le s’embarquer dans son délire.

« Il… Il y a comme un problème… Au niveau des couleurs… Regarde les tissus du bas et le jupon… Le camaïeu. Tu vas te faire descendre si tu présentes ça à la Fashion Week. »

Les yeux de Tom se réduisirent à nouveau, mais ce n’était plus un sourire qui éclairait son visage. On aurait plutôt dit un fauve sur le point d’attaquer.

« Qu’est-ce que t’es en train d’insinuer la môme ? Que mon travail est mauvais ? Mais vas-y, te gêne pas, j’t’en prie. »

TAIS-TOI !!

« J… J’ai jamais dit ça. Tom. Moi je veux juste t’aider… Je te conseille vraiment d’arranger… Je peux le faire si cela t’embête. »

« J’ai aucunement besoin de tes conseils. Je suis ton créateur, il me semble que d’un point de vue logique, t’es pas en mesure de me donner des conseils, ma poulette. » Il se leva.

« Je veux juste t’aider… Je pense vraiment que…» répéta Luane d’une voix un peu vexée.

Tom s’avança vers elle d’un pas décidé et, sans lui laisser le temps d’achever sa phrase, arracha brutalement le carré de soie qu’elle avait dans ses cheveux. Il le jeta au sol sans ménagement et le piétina rageusement avec ses mocassins Gucci. Les accès de colère de Tom étaient encore plus à craindre que ceux de sa création. Mais il ne la toucha pas.

« Je sais pas ce que t’as en ce moment, » proféra-t-il. « Mais je sais pas ce qui me retient de t’en coller une. Reste à ta place, et tout ce passera bien, compris ? Sinon tonton Tommy risque de te donner une raclée dont tu te souviendras. »

Luane écarquilla les yeux. Elle pleurait. Son maquillage coulait en laissant des traces noirâtres sur ses joues.

« Quoi ? »

« Je te jure que tu vas avoir droit à une baffe. Tu vas répéter : « Je ne critiquerai plus ton travail, Tom. »

Elle leva ses yeux de raton laveur sur lui, avec un regard blessé, suppliant.

« Dis-le. »

« J’ai… Je ne cri… cri… » bafouilla-t-elle d’une voix entrecoupée de sanglots.

« DIS-LE ! »

A ce moment-là, il se passa quelque chose d’absolument incroyable. Alors que Luane tentait désespérément de proférer des excuses à travers ses pleurs, il eut l’impression qu’une aura toute douce, presque sucrée, l’enveloppa. Tom fronça les sourcils, et constata que la teinte de sa robe virait doucement au vert. Un vert pâle, nuancé de jaune, une carnation qu’il tenait en sainte horreur tant elle lui retournait le cœur. Le vêtement s’en parait lentement, comme un œuf dont la décomposition aurait été accélérée. Le créateur regarda son vêtement se dégrader, impuissant, une expression d’horreur se peignant sur son visage.

« Je ne critiquerai plus ton travail, Tom, » marmonna-t-elle d’un ton lugubre.

La cigarette encore allumée roula sur la moquette, et Tom recula. Plus que de la stupéfaction, Luane lut de la peur dans son regard. Mais de la peur de quoi ? Il la congédia brutalement d’une voix tremblante, avant de retourner s’asseoir sur la canapé pourpre. Il prit sa tête entre ses mains.

Le soir, Luane surprend une conversation téléphonique entre Tom et une personne inconnue. Cette conversation la concerne, mais elle ne comprend pas en quoi. Mais le lendemain, deux hommes viennent la chercher, et l’embarquent pour « Emonalis ». Tom a l’air complètement détruit mais ne lui dit pas un mot. C’est en silence qu’elle fait ses adieux à l’atelier dont elle n’est jamais sorti depuis qu’elle a été crée.

On passe en-dessous... On pique. On repasse par en-dessous... Et on repique. J'arrive au bout du tissu... On noue... Et on repique. Les fils doré sont tressés un à un, dans la plus grande délicatesse ; et la patience, toujours de la patience. Cela tombe bien : elle en a à revendre. Dix-huit longues heures se sont paresseusement écoulées au fur et à mesure que la pièce, dont la longueur avoisine les vingt centimètres, a pris forme en forme. Une erreur ; on défait tout et puis on recommence. On pique... On serre. Pas trop fort ; sinon le galon va se réduire comme une peau de chagrin, pour ne plus se résumer qu'à un assemblage hétéroclite de fils ambrés et noirs entremêlés... Et on repique. La pointe d'argent dérape légèrement, et vient rencontrer la peau claire en y laissant une éraflure. Elle se lève précipitamment, abandonnant son ouvrage, et enduit son membre blessé d'une substance légèrement verdâtre en grimaçant légèrement ; même si l'aiguille ne lui a arraché aucune douleur.

Encore abîmée. Elle sait pertinemment que la couture à la main est fortement déconseillée quand on est qu'une poupée. Cela lui semble si injuste, stupide, qu'elle tente d'aller contre cette interdiction malgré les protestations de son corps. Elle lève la tête, et chasse nonchalamment la mèche blonde qui lui barre le visage d'un geste évasif, avant de le scruter dans ses moindres détails ; il lui apparaît à la lueur de la petite lampe de chevet dans le miroir accroché au mur. Après tant d'heures de travail, il est absolument déconcertant qu'il ne laisse transparaître aucune fatigue, intact dans sa perfection presque irréelle. Oh, elle n'est pas d'une beauté à couper le souffle ; n'empêche que son corps, mis à part sa tête peut-être un peu trop grosse, ne recèle absolument aucun défaut. Elle est l'image que Tom son incroyable créateur se fait de l'idéal de beauté féminin. Elle est presque hypnotisante, quand elle ouvre la bouche ; elle accroche sans conditions le regard de son interlocuteur, avec ses iris rêveurs au bleu incroyable, et se penche vers lui en inclinant légèrement la tête, en instaurant une certaine intimité. Oh, ses yeux flous pourraient être beaux ; s'ils n'étaient pas injectés de cette myriade de capillaires éclatés. Tom disait toujours que "Les filles qui ont l'air camées m'attirent. J'sais pas, elles ont un truc, elle dégagent une impression de faiblesse alors qu'elles se donnent l'air fortes, ça me rend dingue". Elle est toujours d'accord avec lui, et puis sa lourde tendance à l'addiction les lie un peu plus, de cette manière.

Elle retire le carré en soie de ses cheveux qu'elle jette sans ménagement sur la pile de foulards, et en choisit un autre. Une fois, elle les a comptés. Eh bien, elle en possède cent soixante-treize. Tous en soie, tous griffés, bien entendu ! Ce qui n'est pas signé, précieux ne possède aucun intérêt. Elle en choisit un autre, presque au hasard, et le replace autour de sa longue tignasse blonde. Elle en accroche aussi à sa taille. Sortir sans ses carrés ? Absurde. Presque pire qu'une faute de goût.

Mais les gens n'aiment pas beaucoup lui parler, en dépit de sa perfection, et des vêtements que Tom lui a confectionnés. Cela tient certainement au fait qu'elle est constamment en mouvement, comme possédée par une sorte d'agitation fébrile. Tout ça, c'est signé Tom : fabriquer un robot qui aurait l'air d'un robot ? Aucun intérêt ! Lui, il voulait une jolie humaine pour jouer les poupées. Mais Tom avait beau être un génie, reproduire la vie est impossible : ses mouvements ne sont ni saccadés, ni artificiels, mais bien au contraire, si fluides que l'on a l'impression qu'elle a été fondue dans une matière toute molle et malléable ! Constamment à remettre en place ses cheveux, à jouer avec ses longs doigts d'artiste, à se balancer d'avant en arrière, et quand elle marche, on croirait presque qu'elle cherche à s'envoler !

Elle s'assoit, et reprend le galon là où elle l'avait laissé, en plan sur la grande table en bois. On passe en dessous... Et on revient en arrière... On surpique sinon ça va s'effilocher... Peut-être faudrait-t-il surjeter le bout de la bande ; à la main bien entendu... On noue... On pique... Et on repique... On pique... Aïe.

Je te hais.